Plongée dans la scène musicale expérimentale de Dubaï

Le label anglais Must Die Records s’apprête à sortir Easy Listening vol. 1, une compilation dédiée aux musiques expérimentales et à l’art sonore de Dubaï aux Emirats Arabes Unis. Rencontre avec l’un de ses instigateurs, Simon Coates, le fondateur de Tse Tse Fly, un collectif aux avants-postes de la création expérimentale émiratie.


Le nom peut prêter à confusion : Easy Listening Vol.1. Car le nouveau disque dédié à la musique expérimentale de Dubaï du label anglais Must Die Records est tout sauf de la musique “facile”. Née de la rencontre entre Must Die Records et le collectif dubaïote Tse Tse Fly,  cette compilation fait cohabiter expérimentations sonores, electronica et field recording sur un album protéiforme.
Témoignage de l’émulation créée par le collectif Tse Tse Fly à Dubaï et dans la région, Easy Listening Vol.1 sortira en septembre sur les plateformes digitales, en CD et en vinyle (vous avez jusqu’à jeudi pour participer à la campagne de financement sur Kickstarter !). Cet album met surtout en lumière la scène musicale underground d’une région habituée à des productions plus lisses et mainstream. Simon Coates, fondateur du collectif Tse Tse Fly, nous explique la genèse de ce projet et nous plonge au cœur de la scène musicale de Dubaï.  

Comment est né le collectif Tse Tse Fly ?

Tse Tse Fly a été créé il y a exactement un an, pendant l’été 2015. J’avais depuis un moment cette idée de créer un club qui ne jouerait que de l’art sonore (plutôt que de la dance) alors j’ai fini par me lancer. J’ai décidé de mettre en place une soirée mensuelle Tse Tse Fly à Dubaï. Passer juste des disques d’art sonore depuis la cabine de DJ n’était pas suffisant alors j’ai commencé à faire venir des amis pour jouer live. Pour être tout à fait honnête, certains d’entre eux n’avaient jamais joué en live avant, ce qui a ajouté une dose d’excitation au projet. Certains amis ont finalement participé à construire le noyau du collectif Tse Tse Fly et sont présents sur l’album. Au fur et à mesure des soirées, d’autres personnes du public ont demandé à s’impliquer également, ce qui était super ! En plus des performances, nous projettons aussi des vidéos d’artistes sonores et musiciens expérimentaux de la région.
J’ai aussi créé ces soirées Tse Tse Fly en réaction à la vie nocturne de Dubaï. En fait, j’avais fait le tour des lieux et je n’avais plus d’endroit où aller. Alors, je ne suis dit que plutôt que de me plaindre, je pourrais faire quelque chose. Ayant travaillé dans des galeries assez formelles et des institutions artistiques par le passé, je voulais créer un environnement informel afin de démontrer que des créations artistiques audacieuses peuvent exister autre part que dans un cube blanc. Un endroit où les gens peuvent venir, prendre un verre, rencontrer des amis… Cela démontre que l’expérience de l’art peut avoir un effet de lien social et le présenter de manière informel fait tomber les barrières. Dans mon idée, on retrouve un peu l’esprit du club dada Cabaret Voltaire dans ce que Tse Tse Fly fait. Je ne sais pas si les gens le ressentent mais c’est l’idée…

Comment est né ce projet de compilation avec Must Die Records ?

Rick et Carlito de Must Die organisent un festival de musique expérimentale au Royaume-Uni, appelé Other Worlds. J’ai pris contact avec eux l’an passé, en proposant de faire une nuit Tse Tse Fly lors de leur festival et tout a commencé comme ça. Ils m’ont fait une confiance incroyable. Ils ont accepté de nous accueillir à Other Worlds sans audition ni quoi que ce soit. Nous avons donc participé au festival en avril 2015 et, juste avant, Rick m’a demandé si ça m’intéressait que son label sorte un album de Tse Tse Fly. J’ai sauté sur l’occasion ! Je me sens toujours aussi flatté qu’il me l’ait proposé.

Pourquoi avoir décidé d’appeler cette compilation “Easy Listening” ?

Tse Tse Fly n’a jamais été dans le compromis. J’ai toujours été clair sur ce sujet. En raison des valeurs et des coutumes des Emirats Arabes Unis, il y a un certain nombre de choses qu’on ne peut pas faire ici en tant qu’artiste. Cependant, j’ai toujours été décidé à ce que cela n’ait pas d’impact sur la musique que nous faisons. Encore aujourd’hui, quand des gens à Dubaï me disent qu’ils vont venir à un de nos événements, je leur demande d’arriver avec l’esprit ouvert. Donc, en appelant cet album “Easy Listening Vol.1”, je mets l’auditeur sur une fausse voie : cet album est tout sauf facile ! Ce titre est aussi un clin d’œil à l’album 20 Jazz Funk Greats de Throbbing Gristle, qui rassemble onze morceaux qui n’ont rien de jazz funk. J’aime cette idée.

Parle-nous des différents artistes présents sur l’album…

On trouve sur ce disque une variété de styles et d’approches qui, d’une certaine façon, souligne le fait que nous n’avons pas de règles. La plupart des morceaux ont été écrits en solo mais on y trouve aussi quelques collaborations. Le morceau de Jonny Farrow a été créé avec un synthétiseur EMU de la taille d’un mur en début d’année à Chicago. João Menezes a proposé un morceau en solo mais collabore aussi sur un autre avec Jonny, sous le nom Remote Viewers. J’ai aussi réalisé un morceau sous mon propre nom et aussi comme moitié de Visqueen, une collaboration avec le chanteur expérimental X. Derrière le nom Nightmares from Fabric se cachent un artiste appelé Isaac Sullivan et l’un des fondateurs de Tse Tse Fly, Nour Sokhon.  Nour a aussi une piste sous son nom en solo, tout comme Kumah, Karim Sultan, Hasan Hujairi et Sanathana. Black Line est le projet d’Ed, qui fait un breakbeats délicieusement tordu. On trouve aussi des pistes qui tirent vers le free jazz, l’electronica glitchy ou des rythmiques motorik. D’autres sont plus pastorales. Le travail d’Isaac me fait toujours penser à des BO imaginaires de films dystopiques des années 80. Nour fait du field recording en écho à sa propre fascination pour la psychologie. La piste de Visqueen est en réalité une reprise vaporeuse du générique d’une émission de télé pour enfants des années 60. Andrew Weatherall a joué ce morceau dans sa dernière émission et a dit plein de belles choses sur ce que nous faisons. Cet album a été réalisé avec aucun thème particulier en tête et la seule consigne était que tous les morceaux soient exceptionnels… Je crois que nous avons réussi !

A quoi ressemble la scène musicale à Dubaï ?

On peut considérer que la scène de Dubaï est… mauvaise ou excellente. Ca dépend de tes goûts. Si tu es un fan de house commerciale, il y a plein de clubs pour ça. Pour la techno également. On trouve aussi des open-mics mettant en lumière de fervents chanteurs qui sont banquiers ou avocats le jour et se transforment en Tracy Chapman ou James Bay la nuit. Le sentiment de nostalgie est très fort ici donc nous avons le plaisir d’accueillir tout un tas de performances en hommage à des artistes qui auraient du mal à être bookées ailleurs.

En revanche, il y a aussi une excellente scène punk et hardcore philippine underground. On trouve également quelques producteurs avec une éthique DIY forte, qui essaient vraiment de faire bouger les choses. Dubaï est éphémère par nature car les gens n’y restent que pour une période limitée donc on peut avoir tendance à se dire que les gens ne s’y installent pas assez longtemps pour qu’une vraie scène alternative se développe.

Trouve-t-on beaucoup de lieux de concerts underground ici ?

En raison des lois locales, les lieux autorisés ne peuvent ouvrir que dans les hôtels. Il y a quelques lieux de concerts indépendants mais qui n’ont rien à voir avec ce qu’on va trouver à Londres ou Berlin par exemple. Pour nos soirées, nous utilisons un club appelé Casa Latina. C’est le premier club dans lequel je me suis rendu quand je suis venu à Dubaï. Je voulais trouver un endroit qui me rappellerait l’ex-Dive Bar de Londres. Un lieu un peu brut et rugueux. Et c’est ce qu’est Casa Latina. Comme l’endroit fait partie d’un hôtel, il est collé à un restaurant où des clients polis et âgés mangent leur dîner pendant qu’on fait un vrai raffut dans le bar d’à côté. On se croirait un peu dans un film de Fellini.

Est-il difficile de vivre en tant qu’artiste aux Emirats Arabes Unis ?

Oui. Je vis à Dubaï depuis plus de cinq ans et j’ai l’impression qu’on y trouve plus de professionnels du monde de l’art que de vrais artistes. On y parle beaucoup d’art mais peu est fait en réalité. Partout dans le monde, la scène artistique professionnelle est par nature conservatrice. Souvent les personnes importantes dans le milieu sont bien éduquées, achètent des œuvres d’art ou possèdent leur propre galerie mais n’ont jamais eu à gagner leur vie en tant qu’artiste. En ayant ça en tête, on comprend qu’une forte concentration de professionnels du milieu de l’art va naturellement générer des blocages de toutes sortes. Tu connais ces paroles d’Elvis “a little less conversation, a little more action” (un peu moins de blabla, un peu plus d’action) ? Ceci étant dit, l’installation récente d’une antenne de l’Université de New York à Abu Dhabi fait des vagues : leur programmation est super et les étudiants se mêlent à la communauté locale.

Est-ce que la scène expérimentale est très importante à Dubaï ?

A ma connaissance, nous sommes les seuls à promouvoir activement l’art sonore et les expérimentations musicales ici. Mais je pense que notre travail a amené les gens à s’y intéresser. Le projet est démocratique par nature : si des personnes veulent nous rejoindre et faire des choses avec nous, elles sont les bienvenues ! Nous avons aussi reçu le soutien de plusieurs organisations artistiques locales. Leurs curateurs et directeurs ont fait l’effort de venir voir nos soirées à la Casa Latina et j’apprécie ça. Nous avons aussi eu un bon soutien de la part des médias.

Est-ce que tu as l’impression que la scène musicale est en train d’évoluer actuellement à Dubaï ?

Il y a tout un tas de bonnes raisons pour lesquelles la scène musicale de Dubaï se développe relativement doucement. Certaines sont insurmontables, comme le climat. Les étés à Dubaï sont incroyablement chauds et tout un tas de gens partent pour échapper à la chaleur, ce qui rend difficile le fait de mobiliser et de maintenir la dynamique. Par ailleurs, la loi complique l’organisation d’événements. J’ai vraiment l’impression que la meilleure approche pour faire de la musique ici est d’apprendre à gérer ses propres attentes. En réalité, il est assez facile de devenir un musicien célèbre à Dubaï si c’est ce que tu veux. Mais, pour vivre de la musique, il faut vraiment avoir un ensemble de compétences très particulières. De notre côté, avec Tse Tse Fly, nous allons continuer à faire ce que nous faisons. Si les gens aiment, tant mieux. S’ils n’aiment pas, tant pis. Mais nous ne ferons pas de compromis pour autant.

Photo : DR et Manon Bajart (photo d’ouverture)

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