Comment le punk-rock a explosé dans la petite ville de Rockford (Illinois) dans les années 80

David A. Ensminger raconte l’histoire méconnue de l’explosion de la scène punk-rock dans la petite ville industrielle américaine de Rockford (Illinois) dans le livre Out Of The Basement. Souvenirs et extraits musicaux avec l’auteur.


Le punk-rock est né dans les petites villes des Etats-Unis. Et pourtant, seules les grandes villes ont retiré la gloire de l’émergence de cette scène. David A. Ensminger a voulu mettre sa ville natale, Rockford, ville industrielle de 150 000 habitants de l’Illinois, sur la carte du punk-rock. Aujourd’hui professeur au Lee College à Baytown au Texas, David A. Ensminger a écrit plusieurs ouvrages sur la scène punk (comme Left of the Dial ou Politics of Punk). Il est également membre du groupe No Love Less et joue de la batterie pour The Hates, le plus ancien groupe de punk de Houston. Son dernier livre, Out Of The Basement, retrace l’histoire de la scène punk-rock à Rockford dans l’Illinois, de sa naissance dans le sillon de la reconnaissance nationale du groupe local de rock Cheap Trick en 1973 jusqu’au milieu des années 2000.

Pourquoi avoir choisi d’écrire un livre sur la scène musicale de Rockford ?

Rockford est symbolique de la “Rust Belt” américaine (NDLR : région du Nord des Etats-Unis frappée par la désindustrialisation) : nos luttes quotidiennes étaient les mêmes que celles de millions d’Américains essayant de se sortir du déclin de l’industrie à la fin du 20e siècle. Dans ma ville natale, les gens avaient trois options possibles : travailler dans l’armée, à l’usine ou à l’université. Heureusement, la structure économique de la ville a changé depuis et d’autres opportunités se sont ouvertes, notamment dans le secteur de la santé, en plein boom. Mais, dans les années 80, les choses étaient plus sombres. Sans parler des problèmes d’addiction et de violence. On a toujours trouvé dans mon quartier toutes sortes de substances : de la marijuana de mauvaise qualité, du haschich plus exotique et toute une multitude de pilules… l’héroïne y est arrivée très tôt et est devenu depuis un vrai problème.

Pour une partie d’entre nous, la musique est devenue un exutoire, une façon de gérer tout ça, de s’extraire de notre quotidien, de tromper l’ennui, de trouver du sens, une façon de s’accomplir, de s’intégrer et de survivre. Bien sûr, des gens nous ignoraient, ne nous considéraient que comme des gamins grattant trois accords dans des sous-sols froids et humides : ils ne considéraient pas que nous puissions être aussi talentueux, à l’avant-garde et modernes que les groupes à Chicago ou à Madison. Mais être à la marge nous a aussi donné une certaine liberté. Nous n’avions pas à nous battre pour nous faire une place dans le peu de presse de l’époque. Nous ne nous posions pas en compétiteurs prêts à tout pour être à l’affiche des clubs les plus branchés comme les prochains groupes à la mode. Dans l’ensemble, nous étions en dehors des écrans radars… Alors, nous organisions des concerts dans les salles appartenant aux anciens combattants, au Polish Falcons Club, dans des apparts et des maisons, des sous-sols de bars, sur le campus, dans des bars de quartier, d’anciennes épiceries, au skate park et partout où on pouvait s’incruster le temps d’une soirée en échange d’argent.

A quoi ressemblait la scène musicale de Rockford dans les années 80/90 ?

On était très déterminés et spontanés à la fois et notre musique en est le témoin. Des groupes comme War on the Saints ont créé un pont avec le rock underground naissant de Los Angeles de Jane’s Addiction avec un son rappelant celui de 7 Seconds à la fin des années 80 et des groupes comme Kingface (Washington D.C.) ou Die Kreuzen (Milwaukee), créant une sorte de prog-funk inclassable. Bludgeoned Nun a incarné un grindcore sinistre : ils avaient l’air d’enfants sauvages cachant leur maîtrise musicale derrière un brouhaha dense et macabre et des rythmiques à 200 à l’heure. PineWood Box (en écoute ici) a couvert toute la gamme, de la musique industrielle (le son du label Trax, tout proche de Chicago) jusqu’au surf punk nerveux rappelant Agent Orange. Mon groupe, Insight, était fasciné par l’héritage du label Dischord Records, et nous avons enregistré une reprise de Dag Nasty en hommage. Mulligan Stu est devenu le pilier de la pop-punk du Midwest pendant les années 90 et a construit des liens durables avec des groupes de Nashville et Green Bay. FLAC a exploré un son à la frontière entre post-hardcore, alt-metal, funk-punk, etc. Rockford est peut-être connu pour le rock’n’roll catchy de Cheap Trick, mais nous étions les héros méconnus, créant un espace pour la culture DIY et le skate.

Comment la scène musicale s’organisait à l’époque ?

C’était difficile car tout était tellement DIY. Heureusement, les gens mettaient en commun les ressources qu’ils avaient à disposition. Je pense notamment à Tad Keyes, qui est designer pour un syndicat basé en Californie, et qui organisait des concerts sous le nom de Better Than You Crew et d’autres appellations. Une communauté soudée louait les salles, achetait des canettes de soda pour les revendre aux concerts, surveillait les portes, construisait les scènes, embauchait l’ingé-son. J’étais à la périphérie de tout ça : je gérais mon fanzine, les aidais à réaliser les flyers et à partager l’info et interviewait les groupes invités, comme NOFX.  Pendant toute cette époque, nous avons appris plein de choses (de la réalisation de fanzines, à la charpenterie, en passant par l’électricité), nous avons tissé des liens et avons appris à prendre des risques “sains” (comme accueillir un groupe plutôt de tomber dans la drogue). Nous avons aussi appris que l’ennui ne tue pas, qu’il catalyse !

Nous avons aussi eu la possibilité de faire jouer beaucoup de groupes en tournée au skate park Rotation Station. Un pote de classe, Rory (dont la mère gérait Rotation Station), était un skateur obsessionnel et il construisait ses propres rampes. Alors, il a dit oui pour accueillir des groupes. Tad Keyes travaillait là-bas également. D’autres organisateurs de concerts, comme Scott Steele et James Ahoy, y ont également produits des concerts. J’ai eu la chance d’y voir des groupes comme Capitol Punishment, Soulside, Flag of Democracy, Adolescents et Youth of Today. Le lieu a aussi accueilli des groupes dans les hébergements tentaculaires et cela a participé à développer un sens de communauté. Des groupes locaux comme We Hate Cake et Headcleaner, de renommée régionale comme Defoliants et Life Sentence, ou de parfaits inconnus comme mon groupe Honeycomb Hideout ont ainsi trouvé un lieu que les flics évitaient et qui inspirait confiance aux parents. En plus, l’endroit débordait de jeux vidéo et de pizza surgelée pas chère. Autant dire que nous pouvions passer des heures ici, à traîner dans la boutique, tripoter les planches de skate, mater les VHS à louer et regarder les kids rider.

Qu’est-ce qui distinguait Rockford des autres villes américaines ?

L’un des éléments qui distingue Rockford est sa forte tradition d’immigration européenne (en provenance de Finlande ou de Suède), souvent liée aux usines de meubles organisées sous forme de coopératives. Au début du 20e siècle, la plupart de ces gens étaient ainsi plutôt progressistes et radicaux : un journal communiste circulait dans la ville, un journal du parti des travailleurs également, un “progressiste indépendant” a élu deux fois à la mairie et l’IWW (l’Industrial Workers of the World, un syndicat de travailleurs) était assez important pour avoir son propre groupe, qui a joué à l’enterrement du célèbre agitateur Joe Hill à Chicago.

Donc les fondations modernes de la ville étaient très à gauche, ce qui a changé au milieu du siècle, spécialement quand les crimes de Staline ont été révélés et lorsque l’économie de la ville s’est tournée vers la guerre, fournissant à la fois des biens et des hommes pour le conflit en Europe. Voilà le passé distant qui a marqué les années 70 pendant lesquelles j’ai grandi.

Rockford est aussi marqué par une forte culture de la poésie, avec des personnalités comme le célèbre poète hors-la-loi Todd Moore (qui vient de la ville voisine de Belvidere), le surréaliste Thomas Vaultonburg (originaire de Byron), Robin Eckhardt, le poète de rue Dennis Gulling, le poète punk Chris Gaffney. Rockford était ainsi une ville clairement plus littéraire que la plupart des villes du coin. De plus, Rockford est situé pile au milieu entre Chicago and Madison, donc nous avons bénéficié de cette proximité. Des groupes, qui ne s’arrêteraient habituellement pas dans des villes de la taille de Rockford, sont venus jouer ici, comme Verbal Assault, Descendents, Black Flag ou SNFU.

Dans les années 90 et 200, le punk-rock s’est développé grâce à plusieurs facteurs : ici, les gens jouaient à fond sur les économies d’échelle, disposaient des compétences pour gérer des tournées, créer des fanzines et ont profité des débuts d’internet. Tout cela a été possible à Rockford grâce aux efforts combinés de FLAC et Tinnitus productions, du PIT (un skate park plus récent, qui est devenu le QG de tous les amateurs de musique et de sports extrêmes et une étape pour des groupes en tournée comme Gameface, Pegboy, 10 Foot Pole et Fear). Et grâce à la ténacité de gens comme Keelan McMorrow qui a notamment créé le groupe Egan’s Rats. Les écoles voisines Beloit College (située à quelques rues seulement du l’espace communautaire Denzil’s Music Emporium) et Rock Valley College ont également permis à de nouvelles personnes de venir faire grossir cette scène chaque année. Bien sûr, on retrouve des ingrédients similaires dans d’autres villes mais, une fois de plus, je pense que l’histoire, la géographie et la détermination font de Rockford une ville spéciale.

A quoi ressemble la scène musicale de Rockford aujourd’hui ?

Beaucoup de groupes ont disparu dans les poubelles de l’histoire mais une nouvelle génération a pris le relais : Pardon My Subconscious, Warren Franklin and the Founding Fathers, Joie De Vivre, Lungshot, High School Pizza, Clem, Anzio, Baudelaire Fire, et Homebodies par exemple… même si certains d’entre eux sont plus liés à la scène indie rock que le punk hardcore qui a marqué mon époque. Ou comme mon ex-femme l’a relevé, quelques groupes penchent plus vers l’“indie pop soft core” que le punk.

Mono In Stereo est le nouveau visage de Mulligan Stu, plus rock’n’roll que le punk mélodique qu’ils composaient avant.

Malgré tout, même si le punk prend des formes différentes aujourd’hui, l’impression d’être des outsiders reste intacte. Et certaines choses n’ont pas changé avec les années : on trouve toujours une petite sélection de vieux fanzines et de vinyles à vendre à Kate’s Pie Shop Café and Records, Toad Hall est toujours un vrai capharnaüm de livres et de musique et des concerts sont toujours organisées dans des bars comme CJ’s et Mary’s Place, dans les sous-sols des églises, à la loge maçonnique de Loves Park et dans des lieux DIY comme Disastr House et Hippster House.

Out Of The Basement paraîtra le 7 février prochain chez Microcosm Publishing.

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