Brasser une bière à partir de pain recyclé, infusée aux huîtres de Bretagne ou suivant la trame d’un morceau de musique… Impossible ? Ce serait mal connaître le Brussels Beer Project de Bruxelles et ses brasseurs délurés. Plus l’idée est folle, et plus elle leur plaît.
Le Brussels Beer Project est avant tout une belle histoire d’amitié. Pour en connaître l’origine, il faut remonter onze ans en arrière. Sébastien le Français et Olivier le Belge se sont rencontrés au Canada, où le second a initié le premier au doux monde de la bière artisanale. A l’époque déjà, ils rêvaient d’ouvrir leur propre brasserie. Mais, à 22 ans, les moyens leur manquaient pour réaliser ce projet. Puis, il y a quatre ans, la trentaine approchant, ils ont décidé que le moment était venu d’arrêter de rêver pour passer à l’action. Sébastien est rentré du Brésil où il résidait alors et les deux compères ont commencé à brasser dans le garage d’Olivier, à tâtons. Sébastien s’est mis à suivre des cours à l’institut brassicole de Bruxelles et ils ont fait le tour des brasseries de Belgique pour définir chez laquelle ils pourraient commencer à produire des bières. Une campagne de crowdfunding plus tard, le Brussels Beer Project était né. Un pari osé implanté au cœur de la Belgique, bastion de la traditionnelle bière d’abbaye. Sébastien nous raconte les origines de son projet, la communauté qui lui a permis de se développer, et lève le voile sur l’univers brassicole belge et sur les créations les plus farfelues du Brussels Beer Project.
Comment définirais-tu le “Brussels Beer Project” ?
C’est un projet collaboratif et participatif de co-création de bières atypiques. Nous souhaitons apporter un vent de fraîcheur dans le paysage brassicole de Bruxelles en nous éloignant des bières traditionnelles belges. Notre volonté de sortir des sentiers battus s’est par exemple récemment traduite par une collaboration avec le groupe anglais Editors dans un projet de “music paring”. Le but était de travailler sur l’association du goût et du son et de créer une bière à l’image de “Salvation”, le quatrième titre de leur dernier album In Dream. Nous voulions vérifier l’idée que les fréquences hautes apportent un ressenti doux tandis que les fréquences basses renforcent la perception d’amertume. Un doctorant de l’université d’Oxford a travaillé sur le résultat de cette expérience. Il a cherché à déterminer si la musique d’Editors influençait réellement la perception du goût de la bière que nous avons créée pour ce projet. Les résultats de l’enquête n’ont pas encore été publiés, mais apparemment une corrélation existerait entre les deux. Passionnant !
Comment s’est déroulée la campagne de crowdfunding qui vous a permis de développer votre activité ?
Elle était basée sur un principe simple : chaque donateur à avoir payé 160 euros va recevoir douze bières tous les ans jusqu’à la fin de ses jours. Cette campagne a vraiment dépassé nos espérances car, bien que le crowdfunding n’était pas très courant en Belgique à l’époque, nous avons amassé assez de fonds pour développer notre activité et financer notre brasserie.
Quelle a été la première bière commercialisée ?
Après avoir fait le tour des brasseries de Belgique pour trouver un établissement en accord avec notre état d’esprit jeune et novateur, nous avons opté pour Bier Anders, notre partenaire actuel. Nous y avons brassé quatre prototypes : Alpha, Beta, Gamma et Delta. Ensuite, nous avons posté un message sur les réseaux sociaux pour que les gens viennent les goûter et qu’ils élisent leur bière favorite. La campagne a tout de suite très bien fonctionné, des centaines de personnes ont été emballées par notre projet. Finalement, la Delta, une bière aux saveurs subtiles de litchi et de fruit de la passion, a remporté la course. Nous la brassons encore aujourd’hui.
Comment fonctionne votre collaboration avec Bier Anders ?
Cette brasserie et son système de fonctionnement ultra-flexible et dynamique nous correspondent vraiment. Elle est ouverte à des recettes originales et collabore avec plusieurs brasseurs différents. Maintenant, nous avons une brasserie à Bruxelles, où nous pouvons produire 600 000 bouteilles par an. Mais nous continuons de brasser certaines bières pour lesquelles nous avons besoin de produire plus de volume chez Bier Anders.
Pourquoi avoir décidé de monter votre brasserie en Belgique plutôt qu’en France ?
Pour des raisons assez pratiques. J’ai quitté la France il y a presque douze ans et Olivier avait déjà le package femme et enfants attaché à lui, alors il pouvait quitter son job mais pas vraiment déménager. En plus, monter une brasserie au cœur de la Belgique représentait un gros défi et promettait d’être une aventure très enrichissante.
La Belgique possède une tradition brassicole très ancienne…
La Belgique est une référence au niveau de la bière, avant même l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Les brasseries se comptaient par dizaines au début du 20e siècle à Bruxelles, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. De cette époque, la Belgique a néanmoins conservé un savoir-faire très riche, auquel est lié un certain conservatisme et un attachement à la tradition.
Votre projet s’inscrit-il dans une nouvelle mouvance d’implantations de micro-brasseries en Belgique ?
Oui et non. Il existe beaucoup de micro-brasseries, mais elles restent attachées à la tradition. Les brasseries 2.0 telles que la nôtre sont encore peu nombreuses. Il reste de la place pour d’autres ! Nous les attendons. L’implantation de nouvelles micro-brasseries expérimentales permettrait la création d’une synergie et de stimulation mutuelle. Mais je pense qu’une nouvelle vague de micro-brasseries est en route. Elle touchera d’abord Bruxelles, puis le reste de la Belgique. Cela permettrait de lier le savoir-faire belge à un esprit d’ouverture, et le résultat sera sans aucun doute détonnant.
Vous sollicitez la communauté qui a permis à votre projet de prendre vie pour qu’elle participe à la sélection des meilleures créations de votre brasserie. Est-elle impliquée d’une autre manière dans le Brussels Beer Project ?
Le Brussels Beer Project se positionne en rupture avec la structure, nous repoussons l’idée d’une hiérarchie bien définie. Notre communauté, composée principalement de Bruxellois, nous soutient à différents niveaux. Elle est vitale pour faire connaître notre projet grâce au bouche-à-oreille. Nous sollicitons également les membres de notre communauté pour choisir le nom de certaines de nos créations et pour élire une bière parmi plusieurs prototypes chaque année. La gagnante est ensuite brassée tous les mois chez Bier Anders. My Beer Project est un autre exemple de comment nous faisons participer notre communauté à notre projet. Nous avons lancé un concours où les gens devaient imaginer tout l’univers autour d’une bière : sa couleur, son nom, son histoire… Et le gagnant obtenait la possibilité de venir brasser sa bière avec nous. La Princess Jasmin, inspirée du monde oriental d’Aladin et aromatisée au thé au jasmin, a remporté les suffrages. A titre plus anecdotique, c’est un crowdfunder qui nous a mis en relation avec le groupe Editors pour notre projet de “music paring”.
Comment s’organise la co-création inhérante au Brussels Beer Project ?
Nous collaborons avec des amis, des personnes rencontrées sur des festivals ou lors de voyages. Nous avons fait la connaissance de jeunes brasseurs tokyoïtes lors d’un voyage au Japon en février et nous allons bientôt brasser ensemble. Un de nos brasseurs est fan de Norvège et lors d’un voyage il a sympathisé avec les gérants de trois brasseries là-bas. Les brasseurs de Weird Beard à Londres sont venus brasser chez nous et seront prochainement suivis par ceux de la Partizan Brewing de Londres. Si le courant passe bien humainement et si nous partageons la même philosophie d’expérimentation et de partage de savoir, nous faisons en sorte de brasser ensemble. C’est vraiment chouette de pouvoir apprendre les uns des autres. Nous n’avons pas signé un seul contrat lors de ces collaborations, la question n’a même jamais été abordée. Ces ententes tacites et réussies cassent un peu les codes du copyright.
Comment se traduit votre nouvelle approche à la bière concernant le goût de vos créations ?
Nous cherchons à sortir de nos zones de confort et à découvrir de nouvelles saveurs. Notre brasserie n’est pas grande, mais elle possède l’avantage de nous permettre de prendre des risques. Nous avons déjà brassé avec du pain, des fèves de tonka et de cacao, du piment chipotle du Mexique, des huîtres de Bretagne et des fleurs d’hibiscus. Nous œuvrons également à proposer différents degrés d’alcool et nous avons ainsi créé des bières de moins de 5 degrés et d’autres de plus de 10 degrés. Enfin, nous avons fait importer des barriques de Bourgogne et nous avons aussi travaillé avec des fûts de chêne. L’audace est inhérente à notre projet, sans elle nous pouvons aussi bien tout arrêter.
Tu dis avoir produit une bière à partir de pain recyclé, la Babylone. Peux-tu m’en dire plus à ce sujet ?
Ce fût une sacré aventure ! L’idée nous est venue lors d’une discussion avec un activiste de l’alimentation durable, Rob Renaerts. Il nous a alerté sur le fait que dix tonnes de pain étaient voués à la poubelle tous les ans à Bruxelles. Nous avons alors décidé de nous inspirer d’une technique utilisée il y a plus de 7000 ans à Babylone pour créer une boisson alcoolisée à base de pain. C’était un défi génial qui nous a coûté un an d’essais et d’erreurs avant d’aboutir à un résultat satisfaisant. Groot Eiland, un restaurant social bruxellois cuisinant avec des invendus et formant des individus en réinsertion sociale, s’est chargé de nous fournir le pain. Nous avons aussi acheté un mixeur ensemble. Le pain est chauffé à 90°C pendant une heure avant d’être broyé en une sorte de farine, mis sous vide et stocké dans une chambre froide en attendant d’atteindre 500 kilos. Pour une bouteille de 33 cl, nous utilisons une tranche et demi de pain en substitut au malt d’orge. Nous pouvons nous targuer d’avoir créé la première bière de ce genre sur la planète et elle a suscité beaucoup d’intérêt. Même Munchies a écrit un article dessus ! Elle a un goût salé, un côté croûte de pain. Mais nous avons réalisé un gros travail pour que ces saveurs restent subtiles, nous ne voulions pas que la Babylone procure la sensation de croquer dans une brioche !
Quelle a été la bière que tu as préféré créer ?
Bonne question. Les voyages, notamment le Canada et le Brésil, sont la première chose qui me viennent à l’esprit. Aller brasser à l’étranger tient du rêve éveillé. Je repense également à nos premières bières, celles que nous brassions dans le garage d’Olivier…
Photos : Ilan Weiss, Creative Room