Plongée dans la scène underground japonaise avec Ian Martin

L’éditeur américano-japonais Awai Books vient de sortir Quit Your Band! Musical Notes from The Japanese Underground, un livre de Ian Martin, centré sur la musique indé japonaise. Des difficultés rencontrées par les musiciens à vivre de leur art, en passant par la culture des “idols”, la J-pop, il explore les différentes facettes de la scène musicale underground japonaise.


Ian Martin a quitté son Royaume-Uni natal pour le Japon en 2001 sur un coup de tête. Son diplôme en écriture de scénarios en poche, il a décroché un visa pour partir enseigner l’anglais au Japon. Passionné de musique, il a commencé à tenir un blog sur les concerts auxquels il assistait, avant de commencer à écrire sur la musique pour le journal anglophone Japan Times. En parallèle, il a commencé à organiser des concerts et a monté son propre label, Call and Response Records. Autant d’expériences qui lui ont permis d’acquérir une excellente connaissance de la scène underground japonaise. Il vient de publier chez Awai Books Quit Your Band! Musical Notes from The Japanese Underground. Dans cet ouvrage, il transmet son amour de la musique japonaise et explore les différentes facettes de la scène underground. Rencontre et playlist.

Pourquoi avoir décidé d’écrire ce livre ?

Cela faisait déjà quelques années que j’avais une chronique mensuelle sur la musique dans le Japan Times et un ami qui utilisait mes articles comme base pour certains des cours qu’il donnait à l’université m’a suggéré de sortir un livre pour compiler une sélection de chroniques. J’étais contre, notamment parce qu’une compilation de mes chroniques semblait trop déconnecté et disparate. Et aussi parce que certaines de ces chroniques avaient été écrites il y a longtemps et que je n’en étais pas fier. J’ai suggéré de partir de zéro pour écrire un livre, en y incorporant de nombreuses idées présentes dans mes chroniques, en comblant les trous et en liant le tout de manière plus cohérente en utilisant mon expérience des quinze dernières années comme canvas. Chaque chapitre du livre est pensé pour pouvoir être lu indépendamment du reste mais j’espère que j’ai malgré tout réussi à donner un semblant d’ordre au tout.

Pourquoi avoir choisi le titre « Quit Your Band » ?

Cela est venu d’un groupe avec lequel je travaille, un super jeune groupe qui s’appelle Nakigao Twintail. Je les ai vus dans une petite salle de Fukuoka début 2013 et ils avaient cette chanson dans laquelle ils criaient en décrivant à quel point la scène musicale est ennuyeuse, comment ils n’ont jamais d’argent, comment l’école est pénible et à quel point ils détestent les cours de maths et de sport et des trucs bizarres à propos des cultes religieux, des suicides rituels ou quelque chose comme ça. C’était la chanson punk teenage la plus joyeusement anti-sociale que j’aie jamais entendu et la phrase « Je vais quitter ce groupe » m’a vraiment marqué. Soyons clairs : la scène musicale japonaise en elle-même semble avoir été imaginée pour donner envie aux groupes d’arrêter : elle les ruine financièrement jusqu’à ce que tous leurs espoirs et leurs rêves s’envolent et meurent dans une indifférence totale. J’ai des caisses et des caisses pleines de CD-R de groupes qui ont disparu sans laisser de trace et dont personne ne se souvient plus. Certains d’entre eux sont plutôt bons mais tout le monde s’en fout. « Quitte ton groupe » est probablement un bon conseil à donner à un musicien raisonnable. Malgré tout, la plupart des groupes n’arrêtent pas et Dieu merci ! Ce titre est une sorte de challenge : donne-moi une bonne raison de ne pas quitter ton groupe, parce que cela va te permettre de traverser des périodes vraiment difficiles !

Quit Your Band

Qu’est-ce qui rend la scène underground japonaise spéciale ?

Le livre s’attache à montrer qu’elle n’est pas vraiment spéciale. Ici, les musiciens sont juste des gens qui essaient de produire leur art le mieux qu’ils peuvent dans les circonstances dans lesquels ils se trouvent. Une grande partie de ce qui rend la scène musicale japonaise si inhabituelle vient des points négatifs, comme le business model inversé qui ruine les artistes et n’a pas d’égard pour le public mais je me demande si, par bien des aspects, le Japon n’est pas juste en avance sur son temps. De plus en plus, partout dans le monde, on attend des artistes qu’ils travaillent gratuitement et la tendance dans le milieu des nouvelles technos est de réduire le prix du travail jusqu’à zéro. Il y a des entreprises aux Etats-Unis qui recrutent des stagiaires non rémunérés via des enchères ! Philosophiquement, on n’est pas très loin de ce qui se passe dans le milieu de la musique au Japon. Dans toute la société, le divertissement devient dirigé par une logique « je paye pour jouer ». La façon dont on répond à ça a de l’importance. Vous pouvez demander à recevoir un salaire correct pour votre travail… mais en faisant ça, il vous faudra accepter d’être employé par quelqu’un. Ou vous pouvez dire « Je m’en fous, je ne serai pas payé pour ça et je vais faire exactement ce que je veux et créer le truc le plus fou et dingue imaginable. » Les choses ne sont pas si simples que ça mais si vous écoutez des musiques extrêmes ou aller voir les pièces de théâtre complètement dingues jouées dans des petites salles sous des boutiques ou dans d’anciens cinémas pornos, cela vous donnera un aperçu d’un monde où la forme artistique est complètement déconnectée de l’impératif financier. Je ne vois pas ça comme une preuve de l’idée préconçue que les Japonais sont complètement fous mais plutôt juste comme un « Et pourquoi pas ? »

Est-il difficile pour quelqu’un d’extérieur à la scène indé japonaise (ou pour un étranger) de découvrir cet univers ?

Je pense que cela dépend de votre bagage. Les concerts sont chers et de nombreux étrangers rechignent à payer le prix quand ils les comparent avec ce qu’ils payaient chez eux. Par ailleurs, si vous voulez être impliqué dans cette scène au niveau créatif et de l’organisation, on attend de vous que vous fassiez vos preuves. Vous ne pouvez pas arriver de nulle part et devenir une star du jour au lendemain. Vous êtes peut-être super connu chez vous mais ici vous n’êtes personne et vous avez tout à prouver. Je pense qu’il y a cette idée que les étrangers ne sont là que de passage donc les gens sont moins prompts à se lancer dans une relation, ou en tout cas sont plus prudents. Ceci dit, les meilleurs amis que je me suis fait au Japon, c’est via la scène musicale ! Pour des musiciens étrangers, il peut paraître bizarre que les disquaires classent la musique comme étant locale ou étrangère. Ainsi, ça pose toujours des problèmes dans le cas de groupes japonais composés de musiciens étrangers ! J’ai récemment sorti un CD d’un groupe qui s’appelle Lo-shi. Ce sont deux musiciens français basés à Tokyo. Les disquaires n’ont pas arrêté de faire passer le disque d’un étage à l’autre.

Lo-shi
Lo-shi

Comment la scène underground a-t-elle évolué ?

Je pense qu’aujourd’hui les musiciens se préoccupent moins des genres musicaux qu’avant, ce qui n’en rend pas la scène moins fractionnée ou déconnectée pour autant. Les genres s’organisent juste autour d’autre chose que de la musique. Aujourd’hui, les groupes semblent moins naïfs, moins idéalistes et plus pratiques dans la façon dont ils organisent leur vie musicale. Ces quinze dernières années, Internet a joué un rôle subtil mais significatif dans la façon dont l’information est distribuée. Les groupes deviennent très rapidement à la mode, ce qui les aide d’une certaine manière. Mais cela peut aussi risquer de les bloquer dans un stage de développement arrêté, car ils reçoivent plein de louanges sur des œuvres de jeunesse très influencées et ils peuvent ensuite du mal à sortir de cette image et à trouver leur propre voix. En tant que fan, c’est super d’avoir accès à des plateformes comme YouTube ou Soundcloud parce que ça réduit nettement le risque qu’il y a à dépenser 2 000 yen pour aller voir un concert d’un groupe inconnu. D’un autre côté, cela signifie aussi que je suis rarement surpris désormais, ce qui est dommage. Un groupe qui sonne bien sur les enceintes d’un ordinateur portable ne va pas non plus forcément sonner bien dans une salle de concerts avec une grosse sono…

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’explorer la scène underground japonaise ?

A l’époque, je pense que c’était juste parce que j’aimais la musique et que je voulais en savoir plus. Avec le recul, je pense que cela avait beaucoup à faire avec le sentiment d’appartenance. Tokyo est immense donc pour pouvoir y vivre et ne pas devenir fou, il faut réussir à se créer une petite ville dans la ville, avec sa propre communauté et son réseau de gens et de lieux. Je pense que c’est ce qui fait l’attrait de la scène indie un peu partout, un lieu où on ne peut pas tous tenir ! C’est ce que la scène « idol » cherche à monétiser en encourageant la proximité et l’interaction entre les idols et les fans via des rencontres et en faisant voter les fans sur certaines décisions de management des groupes.

Peux-tu nous parler de ton expérience de manager de label et d’organisateur de concerts ? Quel est ton meilleur souvenir ? Et le pire ?

La scène musicale est un petit monde est les plus grandes joies ou déceptions peuvent être générées par les plus petites interactions. Ma pire expérience a probablement été d’avoir été insulté publiquement par un musicien avec lequel j’ai travaillé parce qu’il avait eu l’impression que j’avais fait preuve d’incompétence sur l’un des projets dont il faisait partie. Ma femme se fout toujours de moi en disant que la reconnaissance des critiques musicaux et des gens de la scène musicale sont plus importants pour moi que celle des gens « normaux ». Et c’est vrai ! Car tes pairs sont ceux qui ont le plus le pouvoir de te faire du mal ou de te rendre heureux.

L’une de mes meilleures expériences remonte à quelques jours. J’ai croisé par hasard une amie à moi, une DJ et organisatrice de concerts que je connais depuis qu’on a tous les deux commencé à fréquenter la scène musicale. Elle m’a félicité à propos de la sortie de mon livre et m’a dit qu’elle était fière de moi. A première vue, cela peut sembler être une drôle de façon de présenter les choses (« Je suis fière de toi ») mais, en même temps, c’était très touchant. Les gens de la scène indie tokyoïte que je fréquente ont traversé plein d’épreuves et d’événements dans leur vie depuis que je les connais (des mariages, des divorces, des naissances, toutes ces choses qui arrivent quand on vieillit) et il y a un phénomène d’usure avec le temps… Les groupes se séparent, des gens meurent, d’autres déménagent ou changent complètement de vie et j’arrive à un point où je considère comme mes pairs et des survivants des gens dont je me moquais par le passé ou avec qui j’ai pu avoir des rivalités à un moment. Quelque part, leur vie fait partie de la mienne. Et entendre des compliments de la part de gens qui ont vécu dans le même monde que moi signifie beaucoup à mes yeux.

The Falsettos
The Falsettos
Looprider
Looprider
Nakigao Twintail
Nakigao Twintail

Tu expliques dans ton livre que la vie d’un groupe est très différente au Japon qu’en Europe ou aux Etats-Unis par exemple. Peux-tu nous en dire plus ?

Je pense qu’un des points essentiels est que, pour faire de la musique, tu dois aussi avoir un vrai boulot à côté. Ce qui veut dire que tu ne peux prendre que quelques semaines « off » par an, et, au Japon, cela n’est pas suffisant pour organiser une tournée rentable. Tu ne peux pas gagner d’argent en jouant dans ta ville non plus. Donc, en clair, faire de la musique est un hobby. J’ai l’impression que cela devient de plus en plus le cas ailleurs aussi. On le voit notamment au Royaume-Uni, où le rock notamment est très majoritairement joué par les classes moyennes supérieures, ce qui n’était pas le cas dans les années 80 et le début des années 90. Même en étant signé sur une major, les groupes ne se font souvent pas assez d’argent et doivent avoir un job à côté. On le voit au Japon mais, une fois de plus, j’ai l’impression qu’on le voit également de plus en plus au Royaume-Uni également. Si un groupe a de la chance, il va signer avec un agent et il va pouvoir bénéficier d’autres sources de revenus, via des sponsors par exemple. A ce niveau-là, c’est différent de ce qu’on peut voir en Europe ou aux Etats-Unis dans la mesure où le groupe devient ainsi l’employé de son agent et non l’inverse. Changer d’agent est aussi très compliqué et il y a des stars, comme Ami Suzuki ou GLAY, dont les carrières ont été délibérément sabotées par une industrie sur les dents : ils ont été complètement blacklistés après avoir poursuivi en justice leurs managers. Le cas de Kesha aux Etats-Unis laisse malgré tout croire que ce genre de situation n’est pas non plus tout à fait inédite en dehors du Japon. Le modèle des « idols » qui consiste à produire des stars ne fait qu’aggraver le problème…

Quels sont tes groupes japonais préférés de tous les temps ?

Hikashu est clairement mon groupe japonais préféré de tous les temps. Au début, ils faisaient une sorte de technopop/new wave mais aujourd’hui leur musique est un mix de jazz, d’expérimentations et d’improvisations très déconstruites, de musique psyché… Et puis, il y a ces moments où ils viennent te rappeler qu’ils peuvent aussi écrire des chansons pop sublimes, simples et joyeuses. Panicsmile est un autre groupe important pour moi. C’est vraiment une influence majeure pour de nombreux groupes que je suis et booke à mes soirées. Leur musique est punk mais avec un filtre très expérimental, à la Captain Beefheart, avec des changements de rythme et des accords qui ne sonnent pas du tout rock. On ne peut pas copier Panicsmile. Ceux qui ont essayé n’y sont pas parvenu et ont finalement créé quelque chose d’unique en essayant. C’est une excellente influence pour un groupe ! Il faut aussi citer Melt-Banana. Ils sont déjà assez connus à l’étranger et ils méritent d’être mentionnés pas seulement parce qu’ils font de la super musique mais aussi parce qu’ils sont adorables quand on les invite à jouer. Il y a plein de groupes qui disparaissent pour aller manger, ne se pointent que pour jouer et disparaissent de nouveau. Melt-Banana à l’inverse est toujours là. Ils regardent jouer les autres groupes, parlent aux fans et aux autres musiciens. Ils ne sont pas là pour faire de la lèche et du réseautage, ils ne se la racontent pas : ils sont sérieux et juste authentiquement sympas !

Quels sont les groupes du moment que tu aimerais faire découvrir ?

Clairement, des groupes que mon propre label sort actuellement… Je n’ai pas honte de faire de l’autopromo parce que je suis vraiment fier de ce que je sors. Il y a Lo-shi que j’ai déjà mentionné, deux Français basés à Tokyo qui font une musique instrumentale sublime en mixant des rythmiques électroniques avec des ambiances très sombres à la Twin Peaks. On vient aussi juste de sortir Umi, le nouvel album de Looprider, qui est un long single de rock progressif de 25 minutes. On travaille aussi sur une nouvelle sortie du super groupe de noise-punk P-iple, qui est excellent. En dehors de ce que je sors avec mon label, je voudrais citer un groupe qui s’appelle The Falsettos. Ils sont fantastiques ! Le meilleur du rock japonais est plus basé sur les sons et les dynamiques que sur les mélodies mais les Falsettos ont tout ça à la fois et ne sonnent comme personne. Je pense aussi à un groupe de la région de Tokyo qui s’appelle In The Sun. Je vous conseille vraiment d’y jeter une oreille si vous en avez l’occasion ! Ils font un noise rock intense et le poussent à un point où cela s’apparente presque à de la transe. Je pourrais continuer à lister des groupes sans m’arrêter : Sonotanotanpenz, Hyacca, Miu Mau, Jailbird Y, Mechaniphone, Yolz In The Sky, BLONDnewHALF, Otori, Sea Level, Noiseconcrete x 3chi5, Tropical Death, Nisennenmondai, Narcolepsin, z/nz, Futtachi… La plupart d’entre eux sont plutôt dans la veine de ce que j’écoute le plus, c’est-à-dire le punk expérimental, la new wave et le noise-rock mais je découvre toujours de nouveaux sons !

La playlist japonaise underground de Ian :

Hyacca “34DANCE”:

Sonotanotanpenz “Conga”:

Lo-shi “Yage!”:

Falsettos “Terrible Boy”:

Miu Mau “Future Classic”:

Jailbird Y “Goemon”:

mechaniphone “octbat”:

Panicsmile “A Girl Supernova”:

Hikashu “Puyo Puyo”:

Nisennenmondai “Ikkyokume”:

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