Le rap new-yorkais en 100 albums

De la fièvre des premières blocks parties du Bronx à la fin des années 70 au succès mondial des rappeurs de la deuxième moitié des années 90, Pierre-Jean Cléraux retrace l’histoire du rap à New York, berceau du hip-hop. Interview de l’auteur de “New York State Of Mind” et sélection choisie de morceaux d’anthologie.


Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa, Run DMC, Wu-Tang Clan, Jay-Z, Public Enemy, A Tribe Called Quest, Action Bronson, Beastie Boys : Pierre-Jean Cléraux remonte le fil de l’histoire du rap new-yorkais en 100 albums emblématiques dans son ouvrage New York State Of Mind – Une anthologie du rap new-yorkais, qui vient de paraître chez l’éditeur Le Mot et le Reste.

Blogueur et historien de formation, Pierre-Jean Cléraux est passionné par la musique sous toutes ses formes et plus particulièrement de rap depuis la fin des années 90. Il revient avec nous sur les raisons qui l’ont conduites à écrire cet ouvrage et plonge dans l’histoire du rap new-yorkais. Une interview à lire en musique en découvrant sa sélection musicale à la fin de cet article.

Pourquoi avoir écrit un ouvrage sur le rap new-yorkais ?

Tout simplement parce que c’est le style de rap que j’aime le plus et que j’ai le plus écouté. C’est via le rap new-yorkais que j’ai découvert le rap avec des groupes comme Public Enemy, le Wu-Tang Clan, De La Soul. Au départ, mon idée était d’écrire sur le rap new-yorkais des années 90 car c’est celui-là qui m’a bercé, mais Yves (NDLR : Yves Jolivet, le fondateur et directeur des éditions Le Mot et le Reste) voulait élargir la période. Nous avons donc convenu de partir sur quelque chose de plus synthétique sur l’histoire du rap new-yorkais à travers des albums importants, aussi bien pour leurs qualités artistiques que pour leur impact historique. C’est vraiment passionnant et incroyablement diversifié. Aux éditions Le Mot et Le Reste, ce sujet n’avait pas encore été évoqué en détails, c’est ce que je leur ai proposé de faire.

Quelle importance a la scène new-yorkaise dans l’histoire du rap ?

Son importance est capitale. D’un point de vue historique tout d’abord parce que le rap est né à New-York et plus précisément dans le Bronx. C’est là que tout a commencé. Donc, par essence, le rap est new-yorkais.

C’est justement ce rap qui a influencé les autres scènes aux Etats-Unis mais aussi en Europe, notamment en France. C’est la scène rap new-yorkaise qui a véhiculé toute l’imagerie hip-hop avec le break, le graff et son métro défoncé. C’est aussi elle qui a fourni les premiers contingents de rappeurs célèbres comme Run DMC, les Beastie Boys, LL Cool J, Public Enemy et puis les grandes stars du rap comme Notorious B.I.G., Jay-Z, Nas avec un mélange des genres entre rappeur et entrepreneur comme Puff Daddy, 50 Cent pour ne citer que les exemples les plus connus. Cette double casquette de MC et d’homme d’affaires n’est pas forcément propre à New York mais, dans une ville qui symbolise la puissance de l’argent, l’évocation est d’autant plus forte. Ce n’est pas pour rien que New York est surnommé La Mecque du hip-hop.

Ton ouvrage explore chronologiquement l’histoire du rap new-yorkais en 100 albums. Comment le rap new-yorkais a-t-il évolué au fil des années ? Qu’est-ce qui le distingue, le rend caractéristique ?

A New York dans les années 70, le mouvement hip-hop et en particulier le rap a permis de passer de la culture de la violence à une nouvelle forme de culture, beaucoup plus positive et créative mais qui a su conserver l’état d’esprit de rivalité issu de la culture des gangs. C’est exactement ce qu’a fait Afrika Bambaataa avec la Zulu Nation. Détourner la violence vers quelque chose de plus sain. Ceci n’a bien sûr pas anéanti la violence dans les quartiers pauvres du Bronx ou de Harlem, mais un mouvement a pris forme avec ses codes issus de la rue et ses propres références.

De manière très schématique, si on grossit le trait, le rap new-yorkais a beaucoup évolué dans le temps. Les années 80 et 90 ont été une période extrêmement faste pour le rap à New York. C’est là qu’il s’est construit puis affirmé en tant qu’art et industrie mais aussi en tant que vecteur d’un discours politique basé sur les valeurs pro-noires.

A partir de la fin des années 90, le rap parvient à sa maturité commerciale ce qui entraîne aussi beaucoup de dérives musicales. L’époque est à la réussite, favorise le matérialisme à l’écran, ce qui pousse la vague indé à se développer. Les années 2000, malgré les succès de Jay-Z et du G-Unit, le rap new-yorkais doit faire fasse aux influences venues du Sud des Etats-Unis et qui, malgré quelques résistances, a littéralement gagné la ville et presque lissé le son aujourd’hui.

La scène new-yorkaise est aussi importante de part son style. Dans les années 90, le rap new-yorkais est arrivé avec quelque chose de mûr, notamment grâce à la culture du sample et grâce ou à cause des moyens techniques mis à disposition (sampleurs, boîtes à rythmes, etc.). C’est aussi la grande époque des studios d’enregistrement. Le son venu de New York possède alors une couleur, une texture volontairement poisseuse que l’on recherche absolument et qui est l’exact opposé du son gangsta venu de la côte Ouest.

Il y a aussi toute une école de la rime et du flow symbolisée par des rappeurs du cru comme Rakim, Kool G Rap, Big Daddy Kane, KRS One, O.C., Nas, Biggie, Jay-Z, Big L, Big Pun. Le rap new yorkais possède son propre panthéon de lyricistes légendaires.  Et puis, il y a cette diversité absolument géniale. Si on creuse bien il n’y a pas un rap new-yorkais mais une multitude de styles : Public Enemy n’est pas le X-Clan, Mobb Deep n’est pas le D.I.T.C., le Boogie Down n’est pas le Juice Crew. Même encore aujourd’hui, il y a ceux qui ne cachent pas leur influences sudistes (A$AP Rocky, The Underarchievers) et ceux qui restent fidèles à un son plus traditionnel (Roc Marciano, Joey Badass). Actuellement, l’identité rap new-yorkaise est totalement éclatée, presque noyée dans le lissage qu’a imposé le son du Sud devenu une norme.

Quand est pour toi « l’âge d’or » du rap new-yorkais ?

Question difficile ! Il y a eu beaucoup d’interprétations de ce fameux Golden Age. Certains, comme le journaliste Paul Edwards, le situent entre 1986 et 1994, voire 1996. D’autres le font commencer à partir de 1992 et le font terminer en 1998. Pour ma part, un âge d’or correspond à une période donnée où tous les marqueurs sont arrivés à leur plus haut niveau de maturité et finissent par converger, c’est-à-dire entre 1993 et 1996 voire 1997. Entre ces dates, le rap new-yorkais a vécu une révolution musicale et commerciale avec l’arrivée du Wu-Tang Clan qui a reconfiguré l’approche du rap et de son business et c’est une période qui voit arriver aussi les têtes de gondole comme Biggie, Jay-Z, Nas. Tout le monde doit donc se mettre à niveau d’un point de vue artistique. C’est la grande époque des studios avec le travail de grands ingénieurs du son. L’industrie se met aussi en place, les clips tournent en boucle à la télévision, les publicitaires s’emparent de l’image des rappeurs pour vendre, on commercialise des produits dérivés, etc. A cette époque, le rap new-yorkais possède un style très identifiable, à tel point que l’on parlera de rap East Coast par opposition à la West Coast. Certains groupes, même à l’Ouest, se réclament de cette influence comme Souls Of Mischief, The Nonce, Freestyle Fellowship, The Pharcyde…

Aujourd’hui, dans les années 2010, as-tu l’impression que le rap new-yorkais a toujours une place aussi centrale qu’aux débuts du rap ?

Aujourd’hui, avec l’éclatement des scènes aux Etats-Unis, notamment à cause de l’influence sudiste qui est dominante depuis presque quinze ans, le développement de la musique sur internet qui a délocalisé le rap de son terrain originel, le rap new-yorkais peine à trouver sa place. Il a clairement été déclassé par rapport aux années 80-90. C’est en partie dû au fait qu’il a pendant longtemps reposé sur ses acquis. Les vétérans des années 90 ont voulu conserver cette aura en surfant sur le succès de leurs classiques, mais les nouvelles générations vont très vite et s’adaptent rapidement. Pour survivre, le rap new-yorkais peut se réinventer tout en restant fidèle à sa tradition. C’est le cas des Action Bronson, Joey Badass, Roc Marciano, WestSide Gunn… ou en multipliant les projets collaboratifs qui associent un artiste new-yorkais à un artiste d’une autre scène, comme El-P et Killer Mike dans le cadre de leur duo Run The Jewels. Mais le rap new-yorkais reste pour tout amateur de rap qui se respecte comme une référence, un phare dans la nuit. Il est au rap ce que la Bourgogne est au vin.

Playlist

Afrika Bambaataa & Soulsonic Force – Renegades Of Funk (1983)

Avec “Planet Rock” et  “Renegades Of Funk”, Bambaataa et Arthur Baker préfigurent la naissance de la techno ou de la house grâce à ce son electro-funk qui s’inspire de l’esprit afro-futuriste hérité de Parliament et Funkadelic.

Run DMC – Hard Times (1984)

L’arrivée de Run DMC marque un tournant pour le rap. Ce dernier devient plus brut et plus proche de la rue et ce “Hard Times” produit par le sous-estimé Larry Smith vient lancer un pavé dans la mare.

The Cold Crush Brothers – Heartbreakers (1985)

Groupe légendaire, les Cold Crush Brothers incarnent l’esprit rap du début des 80’s, celui qui repose sur des routines avec ce jeu de voix et cet esprit duelliste. Un groupe californien comme Jurassic 5 reprendra d’ailleurs ce style et cette dynamique.

Big Daddy Kane – Young Gifted & Black (1989)

Rappeur technique et séducteur, on oublie souvent que Big Daddy Kane a souvent été habité par une conscience sociale noire. Avec ce “Young Gifted & Black” produit par Marley Marl, il réaffirme son africanité avec fierté.

Public Enemy – Sophisticated Bitch (1987)

Découvert par Rick Rubin, Public Enemy déboule en 1987 avec un premier album Yo ! Bum Rush The Show en guise de brûlot contre la société blanche américaine. Mais Public Enemy c’est aussi un son, celui du Bomb Squad qui prend ici toute sa dimension explosive.

Kool G Rap & DJ Polo – On The Run (1992)

Véritable morceau cinématographique, “On The Run” fait état du talent de Kool G Rap à raconter des histoires de gangster de façon haletante et convaincante. Pris en chasse par la mafia locale après l’avoir doublée sur un coup, G Rap raconte sa fuite avec un sens de la mise en scène époustouflant qui va influencer d’illustres rappeurs comme Jay-Z, Biggie ou Nas.

Wu-Tang Clan – Bring Da Ruckus (1993)

La force de la production de RZA couplée au slang du Wu-Tang Clan, fait de “Bring Da Ruckus” un morceau à l’énergie rock dont la dureté du beat devient la marque de fabrique du style new-yorkais. Avec le Wu-Tang Clan, New York vit des moments de grâce.

Nas – Halftime (1994)

Une basse vrombissante, un beat qui claque, un jazz diffus et le génie de Nas. “Halftime” fait partie de ces morceaux qui ont participé à la légende du petit génie du Queens sur l’album Illmatic en 1994.

Pete Rock – All The Places (1994)

Pete Rock a amené au rap new-yorkais quelque chose de plus souple, de plus ouaté, la chaleur de la soul combinée à la fraîcheur du jazz à l’image de ce “All The Places” qui emprunte son sample au “Places And Spaces” de Donald Byrd. Aérien, sublime.

Cannibal Ox – Ox Out The Cage (2001)

Symbole du rap indé new-yorkais, Cannibal Ox reprend là où s’était arrêté Company Flow en 1997 avec une musique pleine d’audace à l’arrière-goût métallique et sublimée par El-P déjà responsable de cette dynamique indé depuis la fin des années 90.

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