Lorsque sa petite amie lui a annoncé qu’elle partait travailler à l’hôpital de Nuuk l’année dernière, Iván R. Cuevas, auteur d’Indie Guides Madrid, n’a pas hésité longtemps avant de décider de l’accompagner… peut-être parce qu’il ne se rendait pas vraiment compte de ce qui l’attendait là-bas ! Il a donc quitté Madrid pour six mois, délaissant la chaleur et l’agitation de sa ville pour se heurter à un monde fait de froid et d’isolation.
Iván R. Cuevas travaille en tant que réalisateur de programmes télévisés pour TVE, la chaîne nationale éducative et culturelle espagnole. Pas étonnant donc qu’à l’annonce de la nouvelle opportunité de travail de sa petite amie à Nuuk, l’auteur d’Indie Guides Madrid ait immédiatement imaginé le documentaire qu’il pourrait y tourner. Il a donc bravé le froid groenlandais pour étudier le fonctionnement du système éducatif dans l’endroit le plus isolé au monde. Maintenant qu’il est de retour en Espagne, il partage ses souvenirs avec humour et nous dépeint la rencontre entre un citadin méditerranéen et l’Arctique.
A quoi ressemblait ta vie à Nuuk?
Je me suis toujours considéré comme un rat des villes, alors emménager dans l’endroit le plus isolé de la planète (le Groenland a la densité démographique la plus faible au monde) représentait pour moi un vrai challenge. Au début, juste le fait d’essayer de ne pas glisser lorsque je marchais sur la glace accaparait toute mon attention, mais j’ai vite commencé à être en proie à une sorte de syndrome de Stendhal. Comme la ville ne compte pas d’édifices reconnaissables ni de rues à proprement parler, j’ai passé du temps à essayer de trouver quelle maison faisait office de bar, de bibliothèque, d’église, d’école ou de disquaire… Et puis, enfin, j’ai fini par développer une petite routine et j’ai réussi à profiter de la vie dans l’Arctique.
Qu’est-ce qui t’a le plus surpris à ton arrivée ?
On aurait dû me prévenir… mais l’énooooooorme quantité de glace. Pouvoir observer des icebergs depuis chez moi m’a plutôt impressionné. J’ai également été immédiatement surpris par l’absence de nuit et fasciné par la pureté de l’eau du robinet.
Comment communiquais-tu avec les locaux ?
Les locaux parlent le groenlandais (une langue eskimo-aléoute). Et puisque le Groenland fait encore partie du royaume danois, ils communiquent également en danois. Avant d’arriver à Nuuk, je pensais que le danois détenait la palme de la langue la plus difficile au monde… Mais je n’avais pas encore découvert le groenlandais. Heureusement, certaines personnes parlent un bon anglais et beaucoup de monde peut aussi s’exprimer en espagnol, donc je n’ai jamais connu de soucis pour communiquer.
Comment décrirais-tu la scène culturelle de Nuuk ?
J’ai trouvé qu’elle ressemblait un peu au Springfield des Simpsons… ils arrivent à avoir un peu de tout. Mis ensemble, le peintre local, l’artiste local, l’acteur local, le musée, le théâtre et le cinéma composent ce qui s’approche le plus d’une “scène”. Mais pour créer une scène, il faut d’abord des gens, et Nuuk n’est pas assez densément peuplée pour ça. Je trouve héroïque leur capacité à quand même organiser des petits festivals, des expositions, des concerts, et toutes sortes d’événements culturels régulièrement.
A quoi ressemblait ton quotidien ?
Je partageais mon temps entre différentes occupations :
– écrire et concevoir le script de mon documentaire
– répondre à mes mails
– squatter la bibliothèque, le seul endroit de la ville avec un accès gratuit à internet
– pêcher du cabillaud (je suis végétarien… mais il faut un peu libérer son côté sauvage pour pouvoir habiter au pôle Nord)
– lire A la recherche du temps perdu de Proust en entier
– peindre des aquarelles (j’ai appris à mes dépens que ce n’est même pas la peine d’essayer quand la température est négative)
Comment les habitants de Nuuk s’occupent-ils au plus fort de l’hiver, lorsque le jour dure environ quatre heures ?
Ceci reste pour moi un mystère… Je n’étais pas sur place pendant la rude période hivernale. Mais le pire doit être d’habiter dans les villages du Nord car la mer gèle pendant cette période (aucun bateau n’y passe pendant six mois), et les rayons de soleil ne font aucune apparition pendant une longue période.
Est-ce que l’alcoolisme est un vrai problème dans la ville?
Oui, même si tu ne croises pas des personnes ivres à chaque coin de rue (notamment parce qu’être ivre dans la rue équivaut à mourir congelé). Mais l’alcoolisme est un vrai problème, particulièrement pour les classes sociales les moins élevées. La municipalité essaie de combattre ce mal, mais il semblerait qu’à part imposer des taxes démesurées sur l’alcool et interdire sa vente durant certaines heures et certains jours, elle n’ait trouvé aucune solution valable.
As-tu eu l’occasion de participer à une chasse aux caribous ou aux bœufs musqués ?
Non… Comme je te le disais, je suis végétarien, et les parties de pêche matinales me suffisaient largement. Je préfère éviter de tirer sur les mammifères. Mais sinon, oui, c’est un vrai sport national. Les Groenlandais sont fous de ce passe-temps et certains jours la ville se vide parce que tout le monde est parti chasser dans le fjord.
Alors, tu as mangé beaucoup de poisson ?
Plus que jamais auparavant. Surtout du cabillaud, du flétan et du sébaste, mais également des crevettes et des moules. J’ai cuisiné une paella une fois… Peut-être la paella la plus nordique à avoir jamais existé ! Je vais vérifier dans le Guinness des records.
Raconte-nous la fois où tu as eu le plus froid…
C’était pendant une nuit où nous étions partis camper avec ma petite amie… J’ai fermé les yeux avec la peur de ne jamais les ouvrir à nouveau. Je dois dire que je suis un type très méditerranéen. Pendant que je pensais à ma mort prochaine, ma copine était tranquillement en train de prendre des photos d’aurores boréales à l’extérieur de la tente.
Est-ce que tu as frotté ton nez avec les Eskimos ?
Ahahah non, mais j’ai été tout nu quelques fois avec eux au sauna… Ça compte ?
As-tu vu des ours polaires ?
Non, ils vivent plus au nord. Même s’il est vrai qu’ils apparaissent de temps en temps en quête de phoques. C’est arrivé parfois lorsque j’habitais à Nuuk. Ils m’ont paru maigres, perdus et malades. Mais les habitants les ont malgré tout tués et mangés, suivant une “tradition” selon leurs dires. Il ne faut même pas essayer de s’y opposer, ils se montrent intransigeants sur le sujet.
Ton documentaire t’a permis de découvrir la situation sociale du Groenland et plus particulièrement le système éducatif. Comment les enfants ont-ils accès à l’éducation dans les petits villages ?
Maintenir l’éducation dans les petits villages où seulement un ou deux enfants habitent revient très cher. Habituellement, ils envoient les enfants dans des villages plus grands, quand ils n’arrêtent pas tout simplement l’école. Il semblerait qu’Internet puisse apporter de nouvelles solutions, mais il faut d’abord fournir une couverture à tout le pays, et faire ça relève du challenge… Si vous ne me croyez pas, essayez de chercher un plan de la région sur google.
Penses-tu que l’enseignement devrait être bilingue ?
Absolument. Il est important de préserver le groenlandais, mais sans oublier que nous vivons dans un monde globalisé où chaque nouvelle langue offre une nouvelle fenêtre sur le monde, une bouffée d’air pur, des idées nouvelles et des opportunités. Je parle comme mes parents là… je me fais vieux.
Pourquoi le taux de décrochage est-il aussi élevé ?
C’est quelque chose qu’ils essayent de comprendre. L’isolation, le manque de perspectives pour le futur, les affaires de famille liées à l’alcoolisme et à la maltraitance infantile, le choc des cultures entre les enfants groenlandais et danois avec un niveau d’éducation plus élevé… Ils ont affaire à une situation très complexe face à laquelle il n’y a pas de solution facile.
La religion est-elle encore très présente à l’école ?
Oui. A titre d’exemple, là-bas, le ministère de l’éducation s’appelle le “ministère des affaires religieuses, de la culture, de la recherche et de l’éducation”.
Maintenant que tu l’as testé pour nous, est-ce que tu nous recommanderais de visiter Nuuk ?
Si vous avez beaucoup d’argent (rien que le ticket d’avion n’est pas à la portée de toutes les bourses), que vous aimez la nature et que vous avez une bonne résistance au froid, je vous le recommanderais sans hésiter. Sinon, vous ne direz pas que je ne vous avais pas prévenus !
Iván a sélectionné quelques titres pour nous offrir un aperçu de la scène musicale groenlandaise. Mention spéciale pour le clip de DDR :