“Le cœur et l’esprit sont les vrais objectif de mon appareil”, a dit un jour le photographe Yousuf Karsh. Si ses mots étaient destinés à la photographie, ils auraient aussi bien pu faire référence à la philosophie de travail d’Amberly Alene Ellis. En tant que documentariste, cette dernière cherche toujours à dévoiler les parcours d’individus non-conformistes. Son projet le plus récent sortira cet été. Suivant sa volonté d’explorer des sujets peu médiatisés, elle s’attaque cette fois au problème du skate féminin à Cuba.
La fascination qu’entretient Amberly Alene Ellis pour Cuba n’est pas neuve. Il y a trois ans, elle s’était intéressée aux réalisatrices cubaines, et plus particulièrement au parcours de Sara Gomez et de Gloria Rolando, les premières réalisatrices afro-cubaines. Au même moment, elle s’était penchée sur la scène musicale clandestine de Cuba à travers l’histoire de DJ Leydis, une figure féminine majeure de la culture hip-hop à Cuba. L’année dernière, ces différents projets l’ont amenée à rencontrer le créateur d’Amigo Skate Rene Lecour, et, par son biais, la section de son association consacrée aux femmes : Amiga Skate. Le portrait qu’il lui a alors dressé du skate féminin à Cuba n’a pas manqué d’éveiller l’intérêt de la jeune réalisatrice. Elle a donc décidé de faire connaître ce sujet grâce à un documentaire. Dans Hermanas en Ruedas, Amberly Alene Ellis se concentre sur la vie de trois jeunes skateuses cubaines pour mettre en avant la difficulté de faire du skateboard dans ce pays, a fortiriori en tant que femme.
PEUX-TU NOUS EXPLIQUER CE QU’EST AMIGO SKATE ?
Amigo Skate est une organisation à but non lucratif basée à Miami. Elle se charge d’envoyer des artistes, des skateurs professionnels et de l’équipement aux skateurs de Cuba depuis sept ans. Amigo Skate comporte une branche dédiée aux skateuses cubaines : Amiga Skate. A vrai dire, le nom complet de l’association est Amiga Skate Yoga car elle associe ces deux sports qui sollicitent les mêmes muscles.
QU’EST-CE QUI REND LE MILIEU DU SKATE DIFFÉRENT À CUBA ?
Là-bas, le skate n’est pas réglementé, il n’est pas reconnu en tant que sport officiel. Les skateurs créent la culture autour de ce sport sans influence ni aide du gouvernement. Ce sont eux qui organisent les compétitions et ils ne peuvent pas faire de leur hobby un métier comme dans les autres pays. Cuba ne compte aucun skatepark officiel, donc les gens se sont servis de ce qu’ils avaient sous la main pour créer des rampes et installer des skateparks faits maison.
COMMENT LES JEUNES SE PROCURENT-ILS DU MATÉRIEL ?
Les touristes apportent les équipements. Il n’existe pas de magasins dédiés au skate alors les gens de l’extérieur représentent la seule manière de se procurer du matériel. Mais ce phénomène n’existe que depuis le début des années 2000 avec les actions d’organisations telles qu’Amigo Skate. Avant ça, les locaux devaient se débrouiller pour fabriquer des planches eux-mêmes.
PENSES-TU QUE LA NOUVELLE ENTENTE ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET CUBA VA AMÉLIORER LA SITUATION DES SKATEURS CUBAINS ?
Il est trop tôt pour se prononcer. Le changement pourrait prendre la forme d’une recrudescence du nombre de touristes se rendant à Cuba, ou d’un accroissement des programmes interculturels entre les deux pays. Avec la fin de l’embargo, des bourses sont maintenant distribuées par le gouvernement américain pour la mise en place de programmes culturels à Cuba. Mais j’ai peur que tout cela ne profite pas vraiment aux Cubains. Les actions culturelles sont positives, mais elle ne sont pas essentielles.
COMMENT LE GOUVERNEMENT RÉAGIT-IL FACE AUX SKATEURS ?
J’ai passé du temps sur le Paseo del Prado à La Havane : une longue esplanade toute lisse, parfaite pour les skateurs. De temps en temps, les policiers viennent interdire aux skateurs de s’y entraîner. Il leur arrive même de leur confisquer leurs planches. C’est une punition très rude pour ces jeunes, ils doivent attendre une nouvelle donation pour avoir un skateboard de remplacement. Parfois, un des membres des forces de l’ordre connaît l’un des skateurs… Ils leur laissent alors la possibilité de continuer à s’entraîner et discutent et rigolent tranquillement avec eux.
COMMENT LA SCÈNE CULTURELLE EST-ELLE LIÉE AU MONDE DU SKATE ?
La culture hip-hop représente un autre exemple de la scène alternative de Cuba, donc les deux mouvements étaient obligés de se rencontrer. J’ai eu l’occasion d’interviewer Obsesión, l’un des premiers groupes de hip-hop à avoir enregistré un disque à Cuba. Et, juste pour te donner une idée de l’esprit de débrouille clandestin présent à Cuba, ils m’ont raconté qu’ils avaient enregistré leurs premiers morceaux dans la chambre froide d’une épicerie. Ils n’avaient pas accès à un vrai studio d’enregistrement et ils ont trouvé que le son y était bon. Le même constat peut s’appliquer au street-art, un mouvement plus récent à Cuba. Le gouvernement ne passe pas de commandes pour la réalisation de fresques murales comme dans d’autres pays. Ces groupes se mélangent. Les soirées hip-hop prennent place dans des lieux où figure du street-art, ou alors les graffeurs vont peindre là où les skateurs s’entraînent par exemple.
QU’EST-CE QUI POUSSE CES FILLES À FAIRE DU SKATE ?
Eh bien, c’est très valorisant d’une certaine manière. Le skate constitue la première chose qu’elles contrôlent vraiment dans leur vie. Elles sont seules à donner l’impulsion au mouvement. Elles décident des lieux où elles vont skater et de la manière dont elles veulent s’habiller. Dans un pays où le machisme est encore prédominant, le skate leur donne une voix.
COMMENT LEURS FAMILLES ACCUEILLENT-ELLES CE HOBBY PARTICULIER ?
Étonnamment, les parents des trois filles de mon documentaire les soutiennent vraiment ! La mère d’une des filles documente ses progrès depuis qu’elle a commencé à skater à douze ans. Mais leurs amies ne se montrent pas aussi compréhensives. L’idée selon laquelle les femmes devraient briller par leur beauté est toujours très ancrée dans les esprits. Sur un skateboard, les jeunes risquent de s’égratigner ou de se casser quelque chose. La plupart des gens sur l’île pensent donc que le skate n’est pas un sport pour les filles. Par exemple, un adolescent m’a affirmé que les skateuses de sa connaissance “étaient mauvaises à ce sport, qu’elles se blessaient et que de toute manière elles ne devraient pas en faire”. Heureusement, tous les jeunes ne partagent pas son opinion. Le petit ami d’une des filles m’a assuré qu’il se sentait très fier qu’elle soit une source d’inspiration pour d’autres.
CES FILLES ONT-ELLES DES MODÈLES DANS LA SCÈNE SKATE INTERNATIONALE ?
Oui. Mais, bien sûr, le skateboarding n’est pas couvert par la télévision. A Cuba, il est uniquement possible de faire des recherches sur internet depuis son lieu de travail ou dans certains lieux publics, où les gens doivent payer quelques dollars de l’heure pour avoir accès au wifi public. Donc les Cubains ne l’utilisent pas beaucoup. Certaines filles vont sur YouTube pour télécharger des clips qu’elles passent ensuite à leurs amies grâce à des cartes mémoires. C’est leur manière de se tenir au courant de la scène internationale.
POURQUOI AVOIR CHOISI DE FOCALISER hermanas en ruedas SUR CES TROIS FILLES EN PARTICULIER ?
Elles possèdent toutes les trois une personnalité bien distincte et elles m’ont impressionnée par leur ténacité.
Brenda, qui a 26 ans, est l’une des premières skateuses de l’île. Elle skate depuis plus de dix ans. Je l’ai choisie car elle pouvait témoigner de la réalité du skate féminin au tout début.
Lorda, 18 ans, est l’artiste du groupe. Elle peint et elle adore la musique. J’ai trouvé qu’elle faisait preuve de beaucoup de recul et de sensibilité pour son âge. Elle ne considère pas le fait de skater comme un hobby. Elle sait qu’à Cuba le skate féminin ne peut pas se résumer à ça.
Daria, 15 ans, apporte un regard différent grâce à son jeune âge. Les choses ont changé tellement rapidement à Cuba que même seulement trois ans font une grosse différence.
COMMENT LES AS-TU CONTACTÉES ?
Ça n’a pas été facile ! Je me suis rendue à Cuba et je me suis mise à demander à droite à gauche si les gens connaissaient des skateuses. Che, un des membres d’Amigo Skate à Cuba, m’a donné une liste avec les noms des filles et des numéros pour les joindre. Je n’ai pas réussi à les contacter par téléphone, donc je me suis rendue directement chez elles et j’ai frappé à leur porte, caméra au poing. Autant vous dire qu’elles étaient étonnées de me voir !
A CUBA, LES FEMMES CINÉASTES SONT AUSSI RARES QUE LES SKATEUSES. EST-CE QU’UN LIEN SPÉCIAL S’EST ÉTABLI ENTRE CES FILLES ET TOI POUR CETTE RAISON ?
Assurément. Je me suis souvent reconnue dans leurs paroles. Beaucoup de monde m’a demandé qui était le cameraman quand je leur ai parlé de mon documentaire. Ils n’arrivaient pas à croire que c’était moi. Pour les Cubains, les femmes ne devraient rien porter, que ce soit une caméra ou un skateboard. Une véritable complicité s’est ainsi installée entre nous.
ES-TU RESTÉE EN CONTACT AVEC ELLES ?
Oui, on s’écrit presque tous les jours. Une des filles a accès à internet sur son lieu de travail et elle a un compte Facebook. Je suis également restée en contact avec d’autres filles apparaissant dans le documentaire. Deux d’entre elles m’ont récemment écrit sur WhatsApp pour me demander d’apporter des teintures pour cheveux aux couleurs excentriques à l’occasion de ma prochaine visite.
DONC TU PRÉVOIS DE RETOURNER À CUBA ?
Bien sûr ! Je veux revoir les filles et couvrir d’autres événements. J’aimerais aussi réaliser la sortie de mon documentaire à Cuba. Même si je voudrais le montrer partout dans le monde, le film est vraiment à propos des Cubains, donc ils méritent de pouvoir le visionner en premier.
Photos : Amberly Alene Ellis